À travers un moment d'une carrière - les années 1830-1848 - et un genre
musical - la fantaisie -, Bruno Moysan envisage Liszt virtuose comme acteur
clef dans la construction de l'image de l'artiste romantique. Dans ce pan de
l'oeuvre lisztien longtemps mésestimé, l'auteur démonte les rouages d'un
discours qui, loin d'être seulement musical, est aussi social voire politique.
La fantaisie apparaît bien alors comme le «lieu social de la musique», celui
d'une négociation entre le compositeur et son public. Liszt se soumet
ainsi aux contraintes de la mondanité, tout en introduisant un «brouillage
des codes» qui transforme cette même mondanité. Par les oeuvres qu'il se
réapproprie, l'espace où il les joue, l'invention du «récital» et même le jeu
des dédicaces, Liszt subvertit les codes de son temps et devient un acteur
du «changement social» à part entière. Le virtuose donne à réentendre ce
que son auditoire a déjà applaudi à l'Opéra, tout en avançant masqué. Cette
ambiguïté rend possibles toutes les audaces, comme celle de conquérir à
la cause d'une musique purement instrumentale une société acquise au
bel canto.
L'étude croisée des oeuvres et des moeurs, menée par un spécialiste des
rapports entre la musique et la politique, rend compte, au mieux, de ce
qu'a été le romantisme. Il ne s'agissait pas simplement d'un parti pris
esthétique, mais bien de l'utilisation du champ artistique comme tremplin
vers le champ social. Liszt, le premier, est parvenu à rivaliser avec le poète
comme prophète des temps à venir : il a su placer le musicien, aux côtés de
l'écrivain, à l'avant-garde de la société.