En 1911, j'étais auditeur à la classe de contrepoint d'André Gédalge. L'attention de tous les élèves était attirée par la présence d'un jeune homme [...]. C'était Arthur Honegger que nous appelions aussi «le petit Suisse». Sa gentillesse à l'égard de tous lui attira une sympathie générale et ses travaux de contrepoint, comme ses premières compositions, ne pouvaient que le faire remarquer davantage. Je devins tout de suite son ami, de cette amitié solide que seule la mort interrompt [...]. Nous assistions, assis à côté l'un de l'autre, aux cours d'histoire de la musique de Maurice Emmanuel et la jeune fille qui devait devenir sa femme, Andrée Vaurabourg, s'asseyait toujours avec nous. Nous avions, Arthur et moi, de grandes conversations sur la musique qui nous enrichissaient réciproquement, car si Arthur avait souvent sous le bras La Femme sans ombre de Richard Strauss, les Variations de Reger, j'emportai volontiers dans ma serviette les partitions de Boris et de Pelléas. [...]
Après mon séjour à la Légation de France à Rio, auprès de Paul Claudel, j'appris en passant par New York, qu'une oeuvre importante d'Honegger venait de faire un véritable éclat au Vieux-Colombier, que Jane Bathori administrait en l'absence de Jacques Copeau. Il s'agissait du Dit des jeux du monde, spectacle très discuté, qui fit même scandale, mais qui attira l'attention de tous les mélomanes sur la forte partition d'Honegger. Dès mon retour, nous reprîmes nos conversations, nos rencontres fréquentes et nos noms se trouvèrent souvent sur les programmes de ces concerts de 1919, d'où sortit le Groupe des Six. je pense avec mélancolie à cette jeunesse qui me laisse de si précieux souvenirs.[...]
Darius Milhaud, Le Figaro, 4 mai 1962