Les Yayla sont les estives où les yörük, nomades et semi-nomades
turkmènes, mènent leurs troupeaux au mois de mai, dans de longues
transhumances ; et c'est plus souvent, désormais, le lieu où ces nomades
ont fini par se sédentariser. Ainsi, au sud-ouest de la Turquie, non loin
de la Méditerranée, dans quelques yayla du Taurus occidental, des
musiciens répètent à l'envi de petites musiques formulaires pour inciter
des parents ou amis à danser. Ceux-ci enchaînent les figures bras levés,
en tournoyant, sur un cycle de quatre pas, dont un suspendu. La musique
du lieu révèle son charme discret, mais irrésistible : une métrique
boiteuse omniprésente, des mélodies dont l'ambitus ne dépasse guère
une sixte, et qu'il est difficile au premier abord de distinguer entre elles,
tant les lois combinatoires de leur formation sont subtiles. Ainsi ces
anciens nomades suspendent-ils le temps, en l'enfermant dans le cercle
de la répétition, de la ritournelle.
L'ethnomusicologue, venu là d'abord pour apprendre les secrets du
baglama, petit luth emblématique de cette société, y rencontre l'amitié
indéfectible des maîtres de musique, derniers témoins de la vie pastorale
d'antan. Ensemble ils interrogent le devenir et les mutations de cette
société, depuis le passé préservé dans les mémoires, jusqu'au présent
ethnographique ; en s'immergeant dans le temps vécu, en épousant ses
rythmes, l'ethnomusicologue apprend à capter les vibrations et les
intensités qui traversent ce territoire, à saisir les enjeux esthétiques et
politiques qui s'y expérimentent.
La monographie qui en résulte part de ce petit pays de danseurs, de
ses conceptions musicales, de ses habitus, en explorant les concepts de
rythme, de territoire, de minorité. Interrogeant la nature profonde de
ce monde rural qui reste fort peu étudié par l'anthropologie, l'auteur
propose une «géomusicologie» : car la musique est ici non seulement
objet d'étude, mais aussi trait d'union entre un paysage et les hommes
qui l'habitent.